HAPPINESS ONLY REAL WHEN SHARED
Reviens. Je t'en prie, reviens. A quoi ça sert d'être heureux, si tu n'es plus là ? Toi, soleil de mes jours et lune de mes nuits, tu as disparu. Envolée. Sans toi, mon monde n'est que ténèbres. Est-ce que tu es heureuse, là où tu es ? Est-ce que le paradis existe ? Il faut l'inventer, pour toi. J'attendrai. J'attendrai tous les jours, ici, je regarderai le ciel à cette même heure, en espérant qu'un jour, peut-être, j'aurai la preuve que tu m'as pardonné de t'avoir laissée seule à jamais. Un monde parfait. Du fric. Une belle voiture. Une pelouse bien tondue. On croit qu’on est heureux, on fait semblant, on sourit pour les apparences. J’habite ce pavillon avec mes parents et mes cadets, qui piaillent pour que je leur apprenne à faire du vélo, à jouer au foot. La vie ne nous fait que des cadeaux, sans cesse, on se croit immortel. Rien ne peut nous arriver, la malchance a peur de nous. Un père grand avocat, une mère actrice et chanteuse à la retraite, tout sonne faux. Sauf peut-être l’amour que nous nous portons. Un amour et une loyauté incommensurables dans un monde de faux-semblants. Mon échappatoire, c’est ce voisin, Clayton, que j’adore et j’adule. Il est cool, différent de mon monde. Je le suis à la trace, m’évade, vis autrement. J’apprends le partage, j’apprends à me soucier des autres avant de me soucier de moi. J’ai tout pour réussir : l’argent, l’intelligence, la curiosité, l’ambition. On me voit déjà avocat, comme mon père. Ou homme d’affaire, médecin, ou politicien.
« C’est bien politicien, non ? » Je ne sais pas ce qui est bien. Je n’arrive pas à déterminer ce que je veux, et ce que l’on veut pour moi.
« Certainement, oui. » Est-ce que j’ai envie de faire des longs discours, devant des milliers de personne ? Mentir à une nation entière, leur faire entendre ce qu’ils veulent pour leur planter un couteau dans le dos ? Je veux être quelqu’un. Quelqu’un d’important, mais pas quelqu’un qui ment. Je veux être quelqu’un d’heureux. Sans artifices.
Entre ses bras je me perds. Écorché vif sous le poids du plaisir et de son corps ardent, je fais le premier pas vers la mort. « Oh, je vous prie de m’excuser ! Vous n’avez rien ? » Je tends la main à la jeune femme qui la prend timidement en relevant son visage vers moi. Frappé par sa pâleur, par son regard chocolat et la douceur de son visage, je ne peux m’empêcher de rougir. Elle rougit à son tour et se relève brusquement, avant de défroisser sa robe, l’air plus hautain.
« Ça va parfaitement. Regardez où vous allez, à l’avenir. » rétorque-t-elle sèchement, avant de tourner les talons. Je la regarde s’éloigner, bouche-bée. Cette jeune femme timide et cette horrible princesse peuvent-elles être une seule et même personne ? Grâce au ciel, elle a laissé tomber dans sa chute un objet de la plus haute importance, que je m’empresse de ramasser. Elle a déjà disparu parmi la foule, mais j’ai à présent son nom, et son adresse. Le soir-même je me présente à sa porte, sourire moqueur aux lèvres.
« Vous avez oublié votre portefeuille. » j’explique. Elle fronce les sourcils et me foudroie du regard.
« Vous êtes quoi, une espèce d’obsédé sexuel qui bouscule les filles et les traque jusque chez elles ? Je vous préviens, si vous me touchez, j’appelle la police. » Un rire franc s’échappe de mes lèvres, tandis que je sors mon badge de la police de ma poche.
« La police c’est moi, mademoiselle. » Son visage clair devient écarlate. Cela ne fait qu’accentuer mon amusement. Je lui tends gentiment son portefeuille dont elle s’empare et elle claque la porte avec fracas. Je devrais certainement faire demi-tour, l’oublier. Mais c’est déjà trop tard. J’en suis tombé fou amoureux, au premier regard. Et je quitte celle que j'aime, pour celle que j'aime encore plus.
« Hé, ça ne va pas ? Tu as l’air distante, ce matin … » J’observe ma femme, dont le regard est obstinément tourné vers la fenêtre. Elle n’a pas décroché un mot, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
« Il faut qu’on parle. » Je déteste cela. Ce genre de phrase annonce toujours une catastrophe. Le cœur battant, je réponds :
« Je t’écoute. » Ses yeux se plantent dans les miens, m’envahissent, me transpercent de toute part. Je meurs un peu plus chaque fois qu’elle me regarde de la sorte, avec passion et violence.
« Tu as dit que tu m’aimerais quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ? » J’avale ma salive avec difficulté et acquiesce faiblement.
« Dis-le ! » m’ordonne-t-elle de sa voix d’horrible princesse.
« Je t’aime quoi qu’il arrive. » je dis presque mécaniquement.
« Je sais que … Que tu ne voulais pas. Tu m’as mise en garde, mais … Je n’ai pas fait exprès Teddy, je te jure … C’est arrivé comme ça … » J’écarquille les yeux.
« Tu m’as trompé ? » je m’enquis, à deux doigts d’exploser. Elle secoue la tête.
« Je suis enceinte. » J’ouvre la bouche et la referme instantanément. Enceinte. Nous ne sommes que des enfants. J’en vingt-trois ans, elle en a vingt-et-un. Nous sommes des enfants, des enfants qui sont ensemble depuis une année seulement. Nous ne connaissons rien de la vie. Du revers de la main, j’envoie balader ma tasse de café et tout ce qui se trouve devant moi sur la table. Le tout s’écrase sur le sol dans un bruit terrible.
« Theodore, je t’en pr… » « Non, silence. Je vais faire un tour. » C’est le début de notre descente aux enfers.
Contre toute attente, cet enfant est ce qu’il m’arrive de plus beau. Ses longs cheveux bruns me rappellent ceux de sa mère, et ses yeux d’un bleu limpide sont semblables aux miens. Elle a cette façon de nous sourire, de nous tenir la main, cette façon de nous aimer qui me rend dingue. Erin est toute ma vie. Erin et son rire cristallin, Erin et ses histoires, Erin et son désir de s’envoler. Peut-être que si elle n’avait pas rêvé de voler, elle ne l’aurait pas fait aussi tôt.
« Vous voyez cette grosseur, derrière le lobe frontal … C’est une tumeur. Maligne. Je suis désolé … » Un mot, un mot unique qui suffit à faire s’écrouler mon monde. Tumeur. Un mot qui en devient deux.
Tu meurs. Impuissant, je lui conte des aventures de princesses qui n’ont jamais existé, je lui offre des ballons en forme de cœur et lui apprends de la vie ce qu’elle ne connaîtra jamais. Ses cheveux tombent devant mes yeux tendres et horrifiés, elle devient minuscule. Minuscule jusqu’à disparaître, un beau matin. Ses beaux yeux bleus ne nous regarderont plus jamais. Et jamais plus elle ne rira à nos blagues d’une nullité sans pareille qu’elle faisait mine d’aimer pour nous faire plaisir.
« Tu l’as laissée mourir Teddy ! Tu l’as laissée mourir ! » hurle ma femme en me rouant de coups, hystérique. Je ne bouge pas, fixant ce lit trop vide, trop blanc, trop propre. Il flotte dans l’air une odeur de médicament et de mort qui m’est devenu familière. Je ne crois pas me souvenir de l’odeur de notre maison, qui m’est, depuis quelques mois, beaucoup plus étrangère que les couloirs interminables et immaculés de l’hôpital. Je suis venu y voir Clayton à de nombreuses reprises. Et Erin. Trop souvent.
« Tu l’as laissée mourir, je te hais ! Je te hais, je te hais … » Derrière moi, elle s’effondre. Moi aussi j’ai envie de m’effondrer, de baisser les bras. Je pense à Erin, et je pense au jour où elle aurait dû me présenter son premier petit copain. Le jour où elle aurait jeté en l’air son couvre-chef de lycéenne, avant de s’envoler pour la fac. Le jour où elle serait revenue de New-York peut-être, en me serrant dans ses bras.
« Je suis heureuse papa, arrête de t’inquiéter. » aurait-elle dit. Et maintenant Erin, est-ce que tu es heureuse ?
Tu n'es plus à mes côtés, toi non plus. Mais même sans toi je ne serai jamais seul, puisque tu seras toujours quelque part.« Tu en seras capable ? C’est un poste à haute responsabilité, tu te dois d’être concentré … Et avec ton divorce, et ce qui est arrivé à ta fille … » Je déteste que l’on me le rappelle. Je déteste que les gens me regardent avec pitié, en se disant
Pauvre homme, qu’est-ce qu’il doit souffrir ! Je comprends que ce soit difficile … Qu’est-ce qu’ils en savent de la douleur ? De la souffrance ? Non ils ne comprennent pas, ils ne comprennent rien et ils ne comprendront jamais.
« Plus que jamais, j’en suis capable. » je réponds, catégorique. Me voilà promu shérif de Hillston. C’est sans doute la seule chose de bien qu’il me reste en ce monde, en dehors de ma famille. Mais je ne supporte plus rien, ni personne. Je ne supporte plus qu’on me regarde, qu’on me demande pardon pour une chose dont aucun de ces gens n’est responsable. J’étouffe.
« Mes félicitations. » J’incline légèrement la tête, reconnaissant.
« Merci. » Je n’arrête plus de travailler. J’y passe parfois la nuit entière, en me gavant de café, en fumant cigarette sur cigarette. Et puis je me souviens que je dois vivre, j’attrape ma veste et je quitte le bureau désert, pour marcher dans ces ruelles sombres jusque chez moi. Ou jusqu’au bar le plus proche. Je bois un whisky, j’en bois un autre. Personne ne m’attend à la maison, je ne suis pas forcé de me dépêcher. Rien ne me retient plus. Je perds pieds. Je parle à des inconnus qui ont vécu les mêmes merdes que les miennes et dont j’oublie le visage au réveil. Ils vivent avec une partie de mon histoire et je vis avec la leur, sans pour autant être capable de les reconnaître. Pourtant, ça soulage un peu ma conscience ; je ne suis plus le seul, dans ce foutu monde, à souffrir. Nous sommes des milliers.
Le temps passe, les choses changent. Moi aussi, je change. La douleur se promène de mon cœur à ma tête, mais je crois que parfois, elle s’envole un peu, pour me laisser tranquille. Sourire, rire, sortir, boire, succomber au plaisir de la chair, c’est ma façon à moi d’oublier. Ma fonction de shérif m’oblige à rester clean, à me contenter de soirées avec les amis. Je suis un modèle pour la ville. Un modèle … Laissez-moi rire ! Tout juste bon à faire comme autrefois, à faire semblant de sourire, de s’extasier devant la grosse voiture du voisin et d’aimer les gâteaux de son épouse, à tondre la pelouse et la haie pour avoir une maison digne d’un magazine. Tout ça n’a aucune saveur. Mais je me reconstruis. J’avance, je n’arrête jamais. J’ai l’avenir et la vie devant moi pour être heureux, alors que j’ai l’éternité entière pour souffrir.
« Tu as l’air en forme, Teddy. Ça fait plaisir à voir. » lance ma mère en me serrant contre elle. J’esquisse un sourire en répondant à son étreinte.
« Je vais bien. Et toi, tu es radieuse ! Tu n’aurais pas perdu un peu de poids ? » C’est si facile de détourner l’attention des gens ! Le regard de Ben, mon cousin, se pose sur moi. Il me transperce, comme le faisait mon épouse, prêt à sonder le moindre de mes mensonges. Il n’est pas dupe, Ben me sait magnifiquement détruit. Il est le seul témoin mes larmes silencieuses, à l’hôpital, de nos sorties clandestines, de notre déchéance muette. Je lui souris, et il me sourit en retour.
« Qui veut de la salade ? » s’exclame joyeusement madame Harendale, à l’ensemble de notre famille regroupée autour de la table. Un dimanche comme un autre, et comme tous les dimanches suivants.
On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on évolue pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on subit notre existence avec tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un grand "Peut-Être", on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit d'où l'on vient, on peut quand même choisir où l'on va. L'humanité souffre et je souffre avec elle.